Les pensées de Nietzsche sur les startups

Quel est le secret des startups révolutionnaires de notre époque ? A l'ère de l'ubérisation, les grandes entreprises peuvent-elles trouver une place ailleurs que dans un cimetière ? Donnons la parole à Nietzsche qui y a beaucoup réfléchi !

I. Résumé des trois métamorphoses de Nietzsche

Dans la première partie d'Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche introduit sa thèse de l'Übermensch (surhomme ) par un passage allégorique narrant les métamorphoses que l'humanité doit expérimenter pour émanciper le religieux et atteindre la vraie morale.
Il explique que l'esprit humain doit évoluer de l'obéissance, symbolisée par le chameau, à l'affirmation pure dont l'enfant est l'image en passant par la négation violente personnifiée par le lion.

" Je vais maintenant décrire les trois métamorphoses de l'esprit : comment l'esprit devient un chameau, le chameau puis un lion, et le lion enfin un enfant. "

Au départ, l'humanité s'incarne dans la figure du chameau qui porte des fardeaux symbolisant les valeurs ascétiques de la morale chrétienne comme la soumission à Dieu, l'obéissance à la loi ou l'amour de la vérité. Le chameau est celui qui confond l'affirmation avec la simple capacité à supporter car il n'y a pas une adhésion active aux valeurs mais une simple soumission.

Mais l'amour de la vérité développé par le chameau va finir par se retourner contre cette accumulation de connaissances et de valeurs puisqu'il sécrète en lui la capacité de douter. Le chameau va progressivement remettre en question ses connaissances et ses valeurs.

Dès lors, le chameau se dirige vers le désert et l'esprit entame sa deuxième métamorphose puisque le chameau devient un lion. Le lion symbolise la libération de la volonté. Il refuse farouchement tous les fardeaux qu'on voudrait lui faire porter. Il refuse tout ce qui ne vient pas de sa propre volonté.

Le lion est donc la figure de cette volonté qui refuse toute transcendance, mais son œuvre est limitée dans la mesure où il reste incapable de créer de nouvelles valeurs. Le lion est seulement capable de nier les anciennes valeurs mais il ne parvient pas à surmonter cette négation et reste en quelque sorte dépendant de ces anciennes valeurs.

Pour dépasser ce nihilisme stérile et entrer dans la création de valeur, le lion doit se transformer en enfant. L'enfant n'est plus hanté par le poids de l'histoire comme l'est le lion qui renie son passé. Cela lui permet d'exercer un libre arbitre bien supérieur à une volonté imprégnée de la négation des valeurs passées.

L'humanité doit réapprendre à devenir un enfant pour échapper à son destin et prendre le risque de vivre. L'enfant peut créer librement car son existence n'est pas encore emprisonnée par des préjugés. Il est celui qui n'a pas d'idée préconçue sur le feu et qui prend donc le risque de mettre sa main dans le feu même s'il se brûle.

II. Une interprétation libre du texte

En filant la métaphore, nous pouvons dire que les grandes entreprises ressemblent à ce chameau qui a été responsable de multiples fardeaux au fil des ans. Au lieu d'être des valeurs positives, ces fardeaux sont au mieux des procédures trop complexes ou des processus dépassés, au pire de mauvaises pratiques, et souvent un mélange de tout cela. Les employés de ces entreprises, une fois passé le cap du top management, ont vu leur énergie créatrice s'éteindre. Comme le chameau soumis à Dieu et à la loi, ils sont soumis à des décisions et des normes d'actionnariat conservatrices.

Un jour, croulant sous ces fardeaux qui ne cessent de s'accumuler, le grand groupe décide de tout révolutionner (souvent au retour du PDG d'un voyage dans la Silicon Valley ^^). Malheureusement, il n'y arrive pas. C'est comme un lion : il rugit fort mais n'arrive pas à se débarrasser de son passé et à pouvoir repartir de zéro. La création pure lui est impossible car il étouffe dans tout ce qui a pu le caractériser jusqu'alors.

Seul l'enfant est capable d'introduire l'inouï et la nouveauté. En d'autres termes, seul un nouveau venu peut perturber une activité mature.

Exemple. C'est ce que Southwest Airlines a réussi à faire dans le secteur du transport aérien aux États-Unis depuis sa création en 1967. La compagnie est spécialisée dans les courtes distances entre des villes de taille moyenne aux États-Unis. Cela lui a permis de construire une équation stratégique sans précédent qui a brisé de nombreuses règles, les nombreux facteurs clés de succès qui avaient régi le secteur jusqu'à présent :

- au lieu de mettre en place un système de hub, Southwest privilégie des aéroports secondaires moins encombrés et moins coûteux,

- au lieu d'externaliser son système de réservation via un service comme Apollo ou Saber, Southwest a développé son propre système de réservation,

- une forte culture d'entreprise qui fait de Southwest la compagnie préférée de ses employés et de ses passagers,

- un système de classes unique qui rompt avec la séparation en différentes classes des compagnies conventionnelles car elles gagnent la majorité de leur argent grâce à leur classe affaires.

En conséquence, Southwest parvient à proposer des voyages à des prix très attractifs. Mais contrairement aux compagnies low-cost européennes telles que Ryanair ou EasyJet, Southwest est capable d'obtenir une grande satisfaction de ses clients grâce à la fiabilité, la fréquence et la ponctualité de ses vols. Depuis plus de 40 ans, la rentabilité et la croissance de l'entreprise dépassent de loin celles de tous ses concurrents. C'est même la seule compagnie américaine qui a été continuellement rentable depuis sa création !
Malgré quelques tentatives, les concurrents déjà en place n'ont jamais réussi à reproduire l'intégralité de l'équation stratégique de Southwest. Cet exemple illustre parfaitement le fait que même en tant que lion, le vieux chameau ne parvient pas à bouleverser totalement son activité car il est captif de ses anciens codes. Comment lancer une filiale low cost sans cannibaliser la maison mère ? Comment arrêter de travailler avec un hub alors que les coûts de mise en place ont été extrêmement élevés ? Vous l'aurez compris, il faut être un enfant, un Sud-Ouest pour réussir à transformer radicalement les règles d'un secteur d'activité, afin de pouvoir mettre en place une innovation radicale et durable.

III. Mise en pratique de la pensée nietzschéenne

Avec son texte allégorique des trois métamorphoses, Nietzsche montre que nous ne pouvons devenir Übermensch qu'en redevenant un enfant. Ce n'est absolument pas paradoxal car l'enfant est le seul à avoir assez de virginité pour créer de nouvelles valeurs et s'affirmer sans avoir à renier ce qu'il refuse. Cependant l'enfant peut aussi - et souvent - se tromper mais nous ne lui en tenons pas rigueur.

De la même manière, l'innovation ne peut être mise en œuvre que par un nouveau venu, sans conception prédéfinie. Le surhomme n'aime pas l'individu rempli de connaissances et d'expérience sur un domaine car il ne parviendra pas à introduire la rupture. Cette ignorance peut aussi conduire à des échecs, mais elle s'inscrit dans la logique du "fail fast" qui veut que les startups grandissent très vite et ferment si elles ne fonctionnent pas.
Il faut se rappeler que Mark Zukerberg a lancé Facebook à 21 ans, le même âge que Steve Jobs lors de la création d'Apple. De leur côté, Larry Page et Sergei Brin étaient plus âgés de 19% (25 ans) au lancement de Google. Je vous épargne les chiffres de la capitalisation boursière, le nombre d'utilisateurs et la quantité d'innovations radicales apportées par ces trois entreprises ainsi que la liste interminable d'autres entreprises innovantes mais moins connues créées par des personnes de moins de 25 ans. Notez cependant que ces entreprises sont des enfants au sens nietzschéen du terme et leurs fondateurs aussi ! Coïncidence ? ...

Ainsi, pour innover aujourd'hui, soit vous êtes une startup et vous disposez alors d'un champ des possibles suffisamment important pour révolutionner les usages du secteur dans lequel vous évoluez, soit vous représentez un grand groupe et il faut reconnaître que l'innovation ne peut germer au sein de sa structure. Dès lors, deux options s'offrent au grand groupe :

-faire un enfant comme Nestlé avec Nespresso en créant une structure autonome avec de nouvelles personnes extérieures à l'entreprise et de nouvelles personnes (c'est très différent de l'intrapreneuriat !),

- d'adopter un enfant en rachetant des startups. Attention à ne pas être un parent surprotecteur : broyer du noir peut tuer. A comparer avec les innombrables startups achetées et involontairement détruites par le grand groupe, comme Edward Scissorhands caressant un poussin.